Nous sommes aujourd’hui face à un double défi, que le terrorisme islamiste pousse jusqu’à l’extrême. Primo, il existe un état social critique dont on n’a pas pris la mesure parce que sa progression a été longtemps silencieuse. Secundo, la particularité de cet état est dans ses manifestations chaotiques, qui ne relèvent de rien de connu et échappent à notre rationalité.
D’où cela vient-il ? D’abord d’une inexorable descente aux enfers civilisationnelle qui progresse depuis des années en dessous des radars. Nous ne l’avons pas vue venir parce que nous ne voulions pas la voir. N’étions-nous pas persuadés que les seuls et derniers obstacles à la concorde universelle étaient les clivages et les rigidités sociales créés par les États-nations ? Il était tentant de croire qu’en construisant un monde qui se passerait enfin d’eux, on apporterait la fraternité, au lieu des guerres et des misères dont ils avaient émaillé leur histoire. Nous pensions, soulagés, être en train de les faire disparaître. En réalité, nous n’avons fait que déplacer le problème parce que l’ouverture des frontières et le brassage des populations n’effacent pas aussi simplement les différences.
Le déclin des civilisations
Mais personne, pas même les autres pays occidentaux qui ont choisi un mode d’intégration inverse du nôtre en reconnaissant le droit à la différence culturelle, n’a réussi à résoudre ce dilemme. Nous avons créé des fractures irrémédiables, dont les victimes ont été les plus vulnérables.
Soyons clair : nous n’assistons pas à un choc des civilisations mais plutôt à son contraire : la mondialisation est une forme de civilisation universelle érigée sur les décombres de toutes celles qui avaient auparavant façonné l’histoire humaine.
Mais pourquoi la présence d’une discothèque pour homosexuels à Orlando constitue-t-elle un affront pour des musulmans de Mossoul ? Pourquoi fallait-il massacrer les jeunes du Bataclan ? Pourquoi faut-il égorger un policier et sa femme sous les yeux de leur fils de trois ans ou assassiner des enfants juifs dans leur école ?
Ayons en tête que ces terroristes endoctrinés sont tout aussi mondialistes que nous, mais dans leur domaine et non dans le nôtre. Pour nous, la mondialisation, c’est l’ouverture pacifique des frontières et une nouvelle forme d’universalité qui devrait reposer sur un socle minimal de valeurs communes : liberté, tolérance, non discrimination… sont devenues les marqueurs de la mondialisation à l’occidentale.
Les djihadistes sont, dans une tout autre forme de mondialisation, antérieure à la modernité politique, ils se voient en avant-garde d’une Oumma qui serait enfin prête à s’accomplir. Ce ne sont pas deux civilisations qui s’affrontent, mais deux conceptions incompatibles de la mondialisation qui se chevauchent.
Djihad mondialisé
C’est pourquoi la question n’est pas celle d’une civilisation barbare ou rétrograde qui viendrait combattre la nôtre. Elle est celle d’une nouvelle civilisation mondialisée dont toutes les contradictions éclatent en même temps et aux mêmes endroits, et dont nous sommes tous les auteurs. Elle prétend intégrer et englober toutes celles qui l’ont précédée tandis qu’elle les fait justement disparaître. Nous autres Occidentaux avons conçu la mondialisation comme une contractualisation universelle de toute relation, qu’elle soit économique, financière ou sociale, sur fond de dynamitage des constructions nationales identitaires qui constituaient le socle de toute socialisation réussie. Ce qui nous revient avec la violence la plus extrême, c’est l’utopie d’un monde unifié et pacifié, qui produit de l’intérieur – et non de l’extérieur – une désintégration atomique, dans tous les sens du terme. Et cette détonation intérieure, qui n’est plus amortie par rien, crée la puissance de la déflagration.
Le problème de cette nouvelle civilisation désenchantée (au sens où Marcel Gauchet emploie ce terme) que nous avons fabriquée joyeusement sans la voir et sans la comprendre, c’est qu’elle produit tout à la fois des individus libéraux et pacifiques, tolérants envers toutes les opinions, croyances ou cultures venues d’ailleurs dans un espace social qui voudrait être entièrement laïcisé et pasteurisé, et des individus qui revendiquent d’incarner à eux seuls plus qu’une civilisation : une foi eschatologique aveugle en une mondialisation des temps derniers, convaincus qu’ils sont d’être les anges exterminateurs choisis pour éliminer tous ceux qui veulent vivre et non mourir.
Parmi ces gens-là, il y en a de deux sortes : d’abord les illuminés, idéologues professionnels qui prêchent et mènent le djihad mondial, en naviguant sur tout ce que leur offre gracieusement le monde globalisé pour disperser dans ses quatre coins leurs discours haineux. A l’autre extrémité, ceux dont notre nouvelle civilisation sans repère, sans structure morale ni mentale, sans racines et sans espoir pour qui n’en maîtrise pas les codes, a fait s’effondrer la personnalité. Leur vacuité sociale, culturelle, morale et psychique fonctionne comme une pompe aspirante pour une idéologie de pacotille qui est absorbée aussi vite que s’est creusé leur vide intérieur.
Un défi inédit
Alors, que faire ? Commencer par se dire qu’on ne règle pas ce genre de problèmes au comptoir du Café du commerce. Concrètement, nous sommes confrontés à des situations inédites. Nos institutions, nos instruments juridiques ne les ont pas prévues pour une bonne raison : nous avons été formatés pour penser en termes binaires. Le bien n’est pas le mal, le criminel est le contraire du légal, l’honnête est l’opposé du malhonnête, les bons ne sont pas les méchants, il y a le vrai et le faux, etc. Mais tout cela n’existe plus : cela n’a même jamais existé, évidemment, mais nos institutions fonctionnaient précisément pour qu’on ne le voie pas.
Or, aujourd’hui, nos institutions ne produisent plus de signification symbolique, elles se battent pour ne pas s’effondrer et elles gèrent cahin-caha l’urgence et les catastrophes dans le brouillard d’une guerre qui n’en est même pas une, car elles ne savent plus vraiment à quoi elles servent. Il y a un vivier, simplement chez nous, de 10 000 ou 12 000 individus dont chacun est capable de provoquer en quelques minutes une tuerie qui émeut le monde entier. Voilà effectivement un défi dont une seule chose est sûre : nous n’avons aucune recette, ni policière, ni judiciaire, pour y faire face. Et nous sommes embarqués dans un monde chaotique qui produit cet état de fait et qui le produira de plus en plus.
Cela doit nous inviter à repenser la mondialisation que nous avons créée comme des apprentis sorciers. La question qui se pose est terrible : cette mondialisation apparemment irréversible est-elle encore compatible avec les valeurs universelles au nom desquelles nous l’avons construite ?