Faut-il rouvrir le procès récurent de la justice, parce qu’un juge d’instruction avait remis en liberté l’un des assassins du Père Jacques Hamel, quelques semaines avant qu’il ne commette son crime ? Sans le dire explicitement, le Premier ministre n’a pas hésité en tout cas à montrer du doigt les juges pour leur manque de perspicacité. L’ « échec judiciaire » est venu à point nommé faire diversion, quand les critiques s’adressaient jusque là aux services de police et de renseignement.
Anomalies dans la procédure
Avant de porter un jugement, encore faut-il connaître les données du problème. Les unes sont purement circonstancielles, d’autres concernent le fonctionnement du système judiciaire dans son ensemble. Il est difficile de contester un échec objectif de la justice dans le cas considéré, mais il n’est pas forcément là où l’on voudrait qu’il soit et il semble surtout être le révélateur de dysfonctionnements plus profonds..
Tout d’abord, on découvre avec un peu d’attention des anomalies dans la procédure (ou dans ce qui en a été communiqué), qui n’ont été soulignées jusqu’à présent par personne. En effet, quand un juge d’instruction veut remettre en liberté un prévenu contre l’avis du parquet, celui-ci dispose de quatre heures, à partir de la notification qui lui est faite de l’ordonnance du juge, pour faire un appel suspensif devant le premier président de la cour d’appel, qui dispose lui-même de 48 heures pour examiner le recours. Ce haut magistrat ne peut maintenir le prévenu en détention jusqu’à l’examen au fond de l’appel du parquet devant la chambre de l’instruction – en général quelques semaines plus tard – que si, après avoir vérifié la régularité de la procédure, il trouve au moins deux motifs différents pour justifier sa décision (par exemple le risque de renouvellement de l’infraction et l’impossibilité de maintenir le prévenu à la disposition de la justice par tout autre moyen). En matière correctionnelle, il ne peut invoquer la protection de l’ordre public, ce motif ayant été supprimé des causes possibles de détention provisoire dans la foulée de l’affaire d’Outreau.
Si la procédure est irrégulière ou si le premier président ne trouve pas deux motifs juridiquement valables de laisser le prévenu en prison, il a l’obligation de le remettre en liberté. Que s’est-il passé dans le cas d’Adel Kermiche ? Le parquet a-t-il fait un appel suspensif, le premier président s’est-il prononcé ? Mystère, cette phase de la procédure n’a jamais été mentionnée dans la communication officielle, ce qui est pour le moins surprenant et laisse une zone obscure dans le déroulement de la procédure sur laquelle on s’interroge. Soit, en effet, le parquet avait fait un appel suspensif – et alors il convient de savoir si c’est le premier président qui avait élargi le prévenu, avant la chambre de l’instruction, et pourquoi –, soit il ne l’avait pas fait et il conviendrait de savoir également pourquoi, s’il estimait que le bracelet électronique était une mesure de contrôle et de prévention « illusoire ».
Seuls les motifs de l’ordonnance du juge d’instruction ont été cités dans la presse et ils sonnent évidemment, après coup, douloureusement faux. Il va falloir revenir sur ce point, mais ce qui semble établi est qu’Adel Kermiche était mis en examen et incarcéré depuis 10 mois quand il a été libéré par le juge d’instruction. Une telle durée de détention provisoire est aujourd’hui considérée comme importante, s’agissant d’une procédure qui, selon ce qu’on en sait, avait été ouverte sous une qualification correctionnelle et non criminelle. Le juge d’instruction avait fait précéder sa décision d’une enquête de personnalité, dont les passages qui ont été rendu publics ne mentionnent pas si elle recommandait la libération d’Adel Kermiche. Il semble toutefois, là encore, qu’elle était de nature à fournir des éléments positifs non sur son parcours chaotique – agrémenté de séjours en hôpital psychiatrique – mais sur ses projets professionnels déclarés et le désir exprimé de rompre avec son passé djihadiste.
Kermiche, le faux repenti
Le juge a motivé son ordonnance par le fait que Kermiche aurait pris conscience de ses erreurs et se serait montré déterminé à entamer des démarches d’insertion, avec l’encadrement et l’accompagnement de sa famille. Le juge s’en était-il vraiment convaincu ? Ces motivations « fourre-tout » sont, en réalité, banales et ne signifient pas grand chose. Contrairement aux apparences, le véritable fondement de sa décision peut être tout à fait ailleurs. Il faut savoir que les juges ne peuvent garder en détention les prévenus au motif que le système judiciaire n’est pas en mesure d’assurer un jugement rapide de l’affaire car la loi leur interdit ce genre de motivation. Quand une personne a déjà subi une longue détention provisoire, la loi restreint les possibilités de prolonger cette dernière. C’est pourquoi, lorsque le cas se présente, les juges préfèrent parfois « habiller » les remises en liberté par des motifs peu convaincants mais stéréotypés sur la « réinsertion » ou l’absence de risque, plutôt que de souligner l’impasse judiciaire d’une détention qu’ils n’ont plus les moyens de prolonger raisonnablement au regard des critères légaux. En l’espèce, le juge a-t-il cru à la bonne foi de Kermiche et s’est-il décidé sur les éléments positifs de l’enquête de personnalité ? Peut-être, mais rien ne permet d’en être sûr. Kermiche ayant en effet déjà effectué une longue détention provisoire, il faudrait savoir si son jugement était programmé et dans quel délai. Le plus probable est que l’information judiciaire ne pouvait amener aucun élément supplémentaire utile, au terme des dix mois écoulés, mais que les délais de procédure avant de pouvoir renvoyer l’affaire en jugement étaient encore longs ou que l’engorgement des juridictions excluait un audiencement rapide, pour une affaire qui n’était pas prioritaire.
Quiconque ne baigne pas quotidiennement dans l’univers clos de la justice pénale ignore ce mode de fonctionnement des tribunaux. Les magistrats instructeurs, ceux du parquet et des cours d’appel jonglent en permanence avec des réalités avant tout prosaïques où la gestion des délais de procédure l’emporte sur les grandes questions de politique pénale. Mais, dira-t-on sans doute, cela n’excuse pas et n’explique même pas les raisons pour lesquelles on remet en liberté un individu dont tous les indices montrent la dangerosité, comme l’avait quand même bien vu le parquet. Ne peut-on rien faire d’autre que de croire, ou tout au moins se convaincre de croire, aux bonnes intentions exprimées par un djihadiste perturbé psychiquement, qui a déjà été arrêté pour des faits similaires, qui s’affirme « repenti » au moment seulement où il est incarcéré et, toujours aussi perturbé, prétend vouloir se « réinsérer » comme aide médico-psychologique avec l’encadrement et l’accompagnement d’une famille qui s’est elle-même montrée incapable, à deux reprises, de l’empêcher de partir pour la Syrie ?
C’est tout le secret du théâtre d’ombres qu’est la justice pénale, incompréhensible à ceux qui n’en font pas partie. Sans quelques rudiments de sociologie institutionnelle, on ne peut en effet comprendre les mécanismes invisibles qui animent le fonctionnement d’une institution quelle qu’elle soit. Le premier d’entre eux est sa logique interne, non écrite mais omniprésente, qui assure toute la cohérence du système. En d’autres termes, il existe dans toute institution une doctrine, exprimée ou non, à l’aune de laquelle se prennent toutes les décisions. Ce logiciel « sur-détermine » l’ensemble du fonctionnement institutionnel : un agent peut, individuellement, l’ignorer ou le récuser, mais toute l’architecture de l’organisation et de la hiérarchie qui l’entoure neutralisera, par toute une série de moyens qui lui sont propres, les effets d’une action dissidente. Dans le cas de la justice pénale cela veut dire que, quelle que soit l’ « indépendance » dont jouissent les juges, ils n’en sont pas moins sur-déterminés, quoi qu’ils en veuillent, par l’assignation qui est faite au système judiciaire de remplir certaines fonctions. Si on ne connaît pas ces dernières, ou si l’on ignore la force avec laquelle elles s’impriment dans l’action quotidienne des magistrats, on est continuellement confronté au contresens dans l’interprétation des mobiles qui les animent.
L’impossible réinsertion des djihadistes
Le nœud du problème est ici et pas ailleurs. Toute notre justice pénale est fondée sur une, et une seule, aspiration : la « réinsertion » des délinquants, dont le corollaire est la croyance dans l’incapacité – réelle ou supposée, ce n’est pas ici le propos – de la prison d’assurer cette tâche. Mais le système judiciaire est profondément imprégné de la double certitude que la sanction pénale n’a pas d’autre but à atteindre que la réhabilitation du délinquant ou du criminel et qu’elle est parfaitement apte à y parvenir, la prison n’étant que le pis-aller qu’elle doit faire entrer en ligne de compte, fût-ce à regret. Cette conviction est telle qu’aucun débat, ni aucun audit ne viennent jamais la troubler car ils apparaissent aussi inutiles qu’inconvenants. Aucun échec n’est jamais étudié – ils sont pourtant autrement plus nombreux que les réussites – aucune leçon n’est jamais tirée de l’improductivité massive de la politique pénale de « réinsertion » à la française. Les professionnels eux-mêmes se gardent d’émettre tout doute qui les cataloguerait irrémédiablement comme « répressifs » ce qui, en la matière, est assimilé à une forme sévère de « révisionnisme ». La seule critique autorisée du système est celle de ses partisans. Ils expliquent que les échecs, quand ils sont obligés de les reconnaître, proviennent uniquement de l’insuffisance des moyens alloués aux juges et aux éducateurs.
La découverte tardive et limitée de la criminalité organisée, et, plus récemment encore, du terrorisme, n’ont rien modifié à une approche inscrite dans les gènes de la justice française. Cela signifie-t-il pour autant qu’il faudrait faire partir le balancier dans l’autre sens, comme le préconisent certains qui voudraient ouvrir des camps de rétention pour toute personne soupçonnée de terrorisme ? C’est bien sûr un autre débat, mais il est tout aussi biaisé car il substitue une idée toute faite à une autre et ne laisse place à aucune réflexion solide. Sans parler de ce que deviendrait un régime politique qui incarcérerait à tour de bras sur de simples suspicions, il ne résoudrait rien parce qu’il fondrait sa sécurité exclusivement sur l’ignorance – pourquoi les gens agissent-ils comme ils le font ? –, sur le doute – celui-ci passera-t-il ou non à l’acte ? – et parfois même sur l’erreur – le soupçon n’est pas une preuve. La seule voie, qui sera longue et difficile tant il faudra combattre d’idées toutes faites et rabattre d’illusions, est de réviser le logiciel de la pénologie française qui ne veut croire qu’à une seule chose : on éliminera la délinquance en « réinsérant » les délinquants et on éliminera le terrorisme en « déradicalisant » les terroristes. Non que ce ne soit un beau programme, mais parce que nous n’avons pas la moindre idée de la manière dont nous pourrions le réaliser et que nous ne sommes pas près de le savoir.